Tchoukotka et Wrangel :

Frontières ultimes de l’humanité au-delà du Détroit de Béring

 

 

 

 

 

 

Il  faut aller loin, au-delà des habitudes, au delà des connaissances de nos rêves d’enfant, pour les trouver, là bas, très loin, à 11 fuseaux horaires de la France, balayés par les vents, oubliés de presque tous, là où les vagues du Pacifique Nord s’écrasent sur les plages de graviers des limites terrestres de la Fédération de Russie et vont à la rencontre des vagues de l’Océan Glacial Arctique.
Le district autonome de Tchoukotka, l’île de Wrangel, qui en a entendu parler ?

 

A l’opposé géographique du Finistère en France, le district autonome de Tchoukotka aurait mérité aussi ce nom, à l’autre bout de la plaque continentale eurasienne : mêlant en permanence la réalité de la fin des terres eurasiennes et sentiment d’infini, « la » Tchoukotka cultive le paradoxe d’être une terre quasi  inconnue de tous et pourtant localisable par chacun sur une carte, souvent assimilée globalement et un peu rapidement à la province de Sibérie, synonyme de désert froid et hostile.

La faute à sa position stratégique face à l’Alaska qui en a fait une région interdite pendant longtemps – et qui conserve certains réflexes de région sensible, comme celui d’accueillir les visiteurs sitôt l’avion posé sur le tarmac par un contrôle des passeports et visas spéciaux, contrôle certes souriant mais très strict et effectué dans la carlingue même de l’avion, avant toute descente - ; la faute aussi à son éloignement de toute vie « normale », et pas seulement de la capitale moscovite, d’où la présence de restes de goulags terrifiants, que l’on a préféré ignorer ou oublier, comme il fallait autrefois oublier ceux qui y étaient internés … La faute à sa « capitale », Anadyr, typiquement « ville du très grand nord », modeste, chaleureuse mais plus soucieuse de préserver ses habitants qui y vivent en harmonie, que de rayonnement international.

L’île Wrangel, quant à elle, a réussi le tour de force d’être reconnue au plus haut niveau en étant inscrite au Patrimoine de l’Humanité de l’Unesco depuis 2004 pour son écosystème insulaire autonome extraordinaire, sans accéder à la notoriété publique, en dehors d’une poignée de scientifiques et d’intellectuels, passionnés par sa flore et sa faune endémiques mais surtout par son caractère de laboratoire des grands mouvements climatiques … que la Terre a connu dans le passé et que nous connaîtrons bientôt.

Pourtant aujourd’hui, les choses changent : la belle Tchoukotka s’ouvre aux voyageurs audacieux qui veulent aller au-delà des préjugés, avant d’aller au-delà du Détroit de Béring :

Sous l’impulsion d’hommes et de femmes amoureux de ces terres d’exception, décidés à utiliser le tourisme intelligent et respectueux comme rempart à l’égard de ceux qui convoitent leurs multiples richesses naturelles et minières, la Tchoukotka et l’île Wrangel accueillent un nombre certes limité mais croissant de visiteurs, essentiellement l’été, un peu l’hiver, pour des voyages qui ne ressemblent à aucun autre : que ce soit lors d’une croisière le long des côtes et à travers le Détroit de Béring, pour découvrir le peuple de la baleine, que ce soit pour poser le pied sur l’île de Wrangel, où vécurent il y a 3.500 ans les derniers mammouths et voir les ours polaires, ou que ce soit pour un raid qui fera partager la vie des nomades éleveurs de rennes en plein hiver, par moins 40°C, au cœur du pays tchouktche, le voyageur revient de ces voyages hors normes avec un sentiment d’avoir approché quelque chose de très fort, d’un point de vue humain  comme d’un point de vue touristique pur.

 

Anadyr, capitale méconnue d’une région inconnue 

Généralement, on pose le pied en Tchoukotka à l’aéroport d’Anadyr, la capitale locale ; Anadyr, ville de moins de 12.000 habitants, port maritime à l’activité essentielle pour la région, s’est construite sur l’un des bords de la rivière éponyme, qui se jette dans l’Océan Pacifique par un large estuaire, séparant la ville de son nouvel aéroport, moderne et affirmant haut et fort, d’entrée de jeu, la fierté qu’il y a à vivre ici.

Anadyr, dont le nom tchouktche signifie la bouche, est la porte d’entrée pour partir à la découverte de l’inconnu ; on y accède depuis l’aéroport par un trajet en taxi suivi, en été, d’un passage obligé en bateau navette ; l’hiver, les glaces et la neige omniprésentes permettent d’emprunter la route d’hiver, au caractère temporaire évident, puisque passant au dessus des eaux gelées et serpentant parmi les bateaux rouillés figés dans l’hiver et la banquise. Un décor de film de science fiction …
Impressionnant incontestablement, tout comme, parfois en été, le ballet des belugas autour de votre bateau navette : ces grands dauphins à la peau blanche nacrée viennent tourner autour de la coque comme pour faire admirer leurs nageoires, dorsales et caudales, luisantes, survolés par des macareux, des mouettes ou d’autres oiseaux marins, dans l’air marin frais et sous l’œil des photographes …

Pour quiconque arrive à Anadyr, le choc est rude : en quittant l’occident, le touriste rêve d’Océan Arctique aux eaux pures et aux icebergs blancs dérivants, de toundra enneigée s’étendant à l’infini, … et il s’imagine que la porte de l’avion, se refermant sur lui, lui ouvre les portes du paradis blanc. Mais il faut passer par cette frontière qu’est Anadyr, frontière géographique entre la vie moderne et l’inconnu, mais aussi frontière temporelle entre un passé complexe dont les vestiges parsèment les environs, et un avenir qui est en train de s’inventer sous nos yeux : comme chaque frontière, Anadyr, mais aussi toutes les implantations humaines au cœur du paradis recherché, se caractérise par un invraisemblable amoncellement de témoignages d’un passé révolu, mais peu engageants : amas indescriptibles de ferrailles rouillées, carcasses d’engins divers et improbables, cahutes aux toits de tôles effondrés, tonneaux orangés, couleur menaçante, abandonnés en pleine toundra, tubes, barres tordues comme sous l’effet d’une souffrance qui attesterait des difficultés qu’a eu l’empire russe puis soviétique à mourir, …le voyageur croira aborder une zone de délabrement total, rongée par le sel marin et les vents du nord, alors qu’il est accueilli par une zone qui a survécu et qui renait … Il suffit de bien regarder  et de commencer à aller au-delà des apparences !

L’architecture d’Anadyr est intéressante à plus d’un titre : l’histoire – avec des constructions typiques de grands ensembles urbains comme les russes les concevaient au siècle dernier – croise la géographie et ses contraintes – avec tous les bâtiments construits sur pilotis … pour faire face aux rigueurs de l’hiver – mais aussi la psychologie et la sociologie, dans le choix des couleurs des bâtiments et la présence de posters lumineux posés sur certaines façades. Ours polaire, fleurs, visages souriants : des peintures de 15 mètres de haut qui accrochent le regard, forcément. Rien n’est innocent, tout est tourné vers la  pratique de l’art de la survie, physique et mentale : il ne s’agit pas de faire seulement beau ; il s’agit de rendre vivable.

L’art de la survie, les habitants de Tchoukotka le pratique depuis des siècles : le peuple tchouktche, doux, tolérant et en même temps très fier de sa culture, aurait donné naissance au peuple Inuit, avant que la Béringie, cette terre qui reliait la Russie à l’Alaska ne soit engloutie dans les eaux glacées du Pacifique Nord ; malgré une volonté marquée d’assimilation, la culture tchouktche réussit à perdurer vaille que vaille, au point de donner naissance par exemple à l’un des plus grands poètes russes contemporains ; les tchouktches partagent l’espace et la vie des russes venus dans ce Far East en quête de fortune, ou par obligation militaire ; mais tous, tchouktches ou russes, savent que leurs vies sont fragiles, face à l’hiver, face à la nuit polaire ; tous savent les risques à se laisser aller, à la fatigue, à l’alcool. Certains y sombrent régulièrement, malgré la solidarité des habitants, malgré les efforts fait par les autorités locales pour colorer la vie, diffuser la culture, faire naître des vocations, rappeler la beauté environnante.

Dans cet univers de béton coloré qu’est Anadyr, une cathédrale, toute de bois, surprend et attire ; entre elle et l’estuaire, une grande statue de Saint Nicolas, bras ouverts sur l’estuaire et le port aux bateaux rouillés, rappelle que le christianisme a tenté d’étouffer les croyances animistes de la population tchouktche ; le voyageur attentif ressentira forcément ce mélange entre foi orthodoxe profonde et autre chose d’impalpable, qui n’a rien à voir avec des superstitions mais plus à voir avec quelque chose d’enfoui au plus profond de chaque tchouktche et qui tient à son rapport avec la nature.

Le voyageur peut donc consacrer quelques temps à la visite d’Anadyr ; il faut savoir se promener dans les larges avenues, sourire aux gens de passage qui seront heureux de partager – si l’on parle russe – quelques considérations sur la vie ; les hôtels sont de bon niveau, voire de très haut standing, et le chauffage fonctionne toujours à plein régime ! On peut même être étonné de la qualité de l’hébergement et de l’accueil, aimable, très professionnel.
Tout se fait à pied dans cette ville tranquille et le petit musée local mérite plusieurs heures de visite pour bien comprendre cette aptitude à la survie mais aussi la culture vivante tchouktche qui s’exprime dans un art et un artisanat beaucoup plus complexes qu’il n’y parait au premier abord et qui ont su traverser les temps comme nombre d’arts premiers.

Et en dehors d’Anadyr ?

On ne trouvera que des bourgs, des villages tchouktches, au caractère temporaire ou non, selon qu’ils sont ou non destinés à abriter un groupe uniquement lors de la saison de chasse au morse ; en dehors d’Anadyr, le voyageur retrouvera la même approche, sans les moyens financiers qui permettent à la capitale d’offrir un visage moderne, faite de pragmatisme, mais avec des différences plus criantes encore entre constructions modernes et constructions des années 60-70, entre laissés pour compte de cette période et jeunesse tchouktche ou russe…

 

Tchoukotka, pays du peuple de la baleine et des nomades éleveurs de rennes 

Longer les côtes de la province dans un bateau de classe polaire ou partir en raid à l’aventure à l’intérieur des terres, c’est quitter Anadyr et la civilisation connue pour plonger dans l’univers des tchouktches ; les tchouktches sont souvent chahutés par les russes pour leur simplicité, leur bonhomie … De nombreuses blagues circulent, présentant le tchouktche, avec ses tics de langage, comme un peu simplet, à l’instar des plaisanteries qui circulent sur certains voisins des français … Mais la culture tchouktche est d’une richesse insoupçonnée pour quiconque veut bien se donner la peine de la découvrir …

Ainsi, Jean Malaurie dirigea une expédition scientifique en 1990 qui lui permis de découvrir un endroit magique, qu’il définira comme « la Delphes de l’Arctique », plus connu sous l’appellation d’Allée des Baleines ; dans un endroit choisi on ne sait pour quelle raison, des os, des mâchoires, des vertèbres de baleines ont été disposés selon un ordonnancement rigoureux, contrastant avec d’autres cimetières qui peuvent exister et se visiter à proximité de villages tchouktches ; là les carcasses sont déposées pêle-mêle, selon la place disponible. L’allée des baleines est d’une toute autre nature.

Yttigram, une île comme il y en a d’autres pourrait-on croire ; face à une autre île, Arakamchechen qui lui fait miroir, y compris en termes archéologique, Yttigram réserva en 1976 aux explorateurs russes le spectacle du plus grand site chamanique qui soit.

Dressés vers le ciel, formant une véritable allée, des os sont alignés sur plus de 500 mètres de long ; l’ordonnancement y est rompu, de temps à autres et selon un rythme que l’on devine étudié, par d’autres ossements, des vertèbres,… Visiblement la recherche du nombre d’or a guidé les concepteurs du site (avec l’utilisation des nombres clés 3, 5 et 9, mais aussi l’astronomie et l’architecture : l’allée étant balayée d’orient vers l’occident par le soleil) ; un éboulis de pierres noires, à la médiane fut visiblement utilisé … Le plus important est incontestablement ce qui émane de cet endroit : un grand mystère et une force curieuse qui font que le visiteur aborde ce sanctuaire avec respect et étonnement ; peut-être parce qu’il plonge dans la perplexité jusqu’aux plus hautes autorités scientifiques qui reconnaissent qu’à l’image de temples anciens, la disposition des ossements, l’architecture générale du site, les perspectives tracées par les restes de baleines, obéissent à des lois inconnues ; or, malheureusement, ces lois resteront inconnues comme celles qui ont présidé à l’édification des pyramides égyptiennes ou incas ; la culture tchouktche est une culture orale, les anciens transmettant aux plus jeunes l’histoire du peuple tchouktche, ses valeurs, sa richesse au travers de légendes ; la période soviétique aura permis à chaque citoyen d’accéder à l’éducation et aujourd’hui, chaque tchouktche sait lire, écrire, compter … mais chaque tchouktche a perdu une grande partie de ses racines culturelles ancestrales ; certains tentent de les faire revivre, mais le travail est forcément parcellaire, forcément immense : comment retrouver l’histoire d’un peuple qui communiait avec les étoiles, entretenait des rapports étroits avec la nature depuis la préhistoire et qui a du s’intégrer à un monde totalement différent ?

Aujourd’hui, le mystère de l’Allée des Baleines se teinte d’une nostalgie immense : nous sommes les derniers témoins de cette culture qui peut disparaître sous nos yeux, comme l’Allée des Baleines est en train de disparaître, petit à petit, au fil des hivers, chaque vent, chaque gel, chaque tempête, amplifiés par le réchauffement climatique, mettant à mal le site dont les ossements d’effondrent les uns après les autres ; de la majestueuse allée que contempla Jean Malaurie il y a moins de 30 ans, ne restent plus que quelques os dressés vers un ciel menaçant, derniers témoins d’une culture tchouktche dont on comprend à peine aujourd’hui le rapport aux éléments fondamentaux naturels.
Bientôt il ne restera plus qu’un livre de J. Malaurie qui décrit le site tel qu’il fut et rien que la plage de graviers, couverte d’ossements épars, sur laquelle des bateaux de pêcheurs tchouktches accosteront en se demandant ce que leurs ancêtres voulaient communiquer à la nature à cet endroit précis … Avec une immense nostalgie…

 

Mais le peuple tchouktche vit toujours, amoureux fou des espaces maritimes, faisant peu à peu revivre ses danses, ses chants, son art de la chasse aux mammifères marins ; certes la chasse peut apparaître cruelle, lorsque le harpon se fiche dans la peau d’un morse ou d’une baleine grise … Là aussi il faut aller au-delà des apparences ; cette chasse se fait avec un grand respect de la source de vie que représentent les mammifères marins : il faut écouter les légendes que racontent les tchouktches qui, comme les marquisiens de Jacques Brel « regardent la mer comme tu regardes un puits », n’allant y rechercher que ce qui est nécessaire à leur vie.

Une croisière permet au voyageur de rencontrer, au gré des descentes à terre improvisées, des villageois, parfois préparant une fête de village, des groupes de pêcheurs, parfois construisant une pirogue traditionnelle en peau de morses … Tous les touristes seront accueillis par les aboiements des chiens, toujours présents là où il y a des tchouktches, parce que garantie de survie en hiver. Avec un peu de chance, s’il a su faire preuve de respect et de silence, le voyageur verra peut-être le travail artisanal de sculpture sur des os ou des dents de mammifères marins … Des émotions rares que ces rencontres ! Imaginez.

Le canot pneumatique aborde une plage de graviers parsemée de quelques ossements épars ; derrière un escarpement, on devine une dizaine de constructions de bois, sur un promontoire balayé par le vent frais emportant par-dessus l’océan bleu la fumée qui signale une présence humaine … le voyageur emprunte un chemin qui serpente, au gré des creux et des bosses, au travers des herbes folles, vers les constructions ; les aboiements d’une meute de chiens de toutes races l’accueille et alors commence l’inoubliable : l’adolescent qui raconte, face à l’océan, en russe, la chasse au morse et sa fierté d’avoir eu le droit de lancer le harpon ; il explique, sous les yeux admiratifs de son frère la solitude quand l’embarcation est perdue dans le brouillard, la joie du retour au village … le chef de clan qui s’avance devant un bateau en construction en train de sécher au soleil et au grand vent : deux peaux de morses cousues la veille sur une charpente de bois savamment étudiée laissent encore suinter la graisse et les coutures témoignent d’une maîtrise parfaite des techniques maritimes ; le bateau servira pour une compétition entre villages et pour une autre expédition et finira peut-être dans un musée occidental comme le Musée de l’Homme à Paris. L’enfant tchouktche heureux, qui serre dans ses bras un chiot husky : il est facile de les imaginer dans quelques années, tous les deux, complices, traversant la toundra en plein hiver, solidaires autour d’un traineau face aux forces de la nature. Les femmes qui surveillent les poissons ou les peaux séchant au soleil et invitent à prendre un thé, le temps d’apprendre ce qui se passe au-delà de leur horizon. La main du chef de clan, brunie par la mer et les efforts, s’ouvrant pour révéler une dent de morse, cadeau suprême et rare qu’il dépose dans la main du voyageur si le moment passé entre eux a été fort et respectueux.

L’autre aspect de la vie tchouktche, ce sont les villages pérennes qui s’égrènent tout au long du rivage ; certains se sont regroupés à l’époque terrible de la fin du communisme. Il faut être particulièrement inconscient de la réalité des choses pour affirmer que la chute du soviétisme ouvrit une ère de prospérité et de bonheur : une très large majorité de russes, parmi laquelle la quasi-totalité des tchouktches ne connu que la misère et même la famine, dans la dernière décennie du XXème siècle ! Heureusement, en général, la solidarité pris le dessus sur les tentations de violences pour la survie ; des villages tchouktches regroupèrent leurs forces, abandonnant les habitations les moins adaptées. Aujourd’hui, la vie a repris le dessus ; des bourgades vivent de la pêche, de l’élevage, de commerce, très peu du tourisme. Chaque village dispose de son centre culturel ; mais certaines constructions témoignent de temps très durs et leurs habitants continuent à vivre dans des conditions particulièrement difficiles, de délabrement, dans l’attente de programmes de rénovations et d’amélioration de l’habitat, sombrant dans l’alcool que leur métabolisme spécifique semble ne pas savoir assimiler pour oublier et tromper l’attente inutile.

Enfin pour les nomades qui suivent les troupeaux de rennes, y compris pendant l’hiver, les yarangas, ces tentes immenses, constituent l’habitat traditionnel : tout le monde, tchouktches et touristes de passage s’y retrouvent, confirmant les traditions d’accueil – elles aussi souvent l’objet de certaines plaisanteries – des tchouktches ; c’est une expérience unique, en plein hiver, que de s’installer dans une yaranga avec ses compagnons de raid, pour un temps de repos au cœur de la nuit polaire et de se réveiller en se disant qu’à l’extérieur il fait moins 40°C ; la yaranga enfumée sera aussi le lieu où se retrouvent ceux qui boiront ensemble le thé, dans une atmosphère enfumée et quasi irréelle qui confirme qu’on est bien au bout du monde connu.

 

Au cœur de l’hiver tchouktche, au-delà de l’extrême

Les russes en Tchoukotka :  valeurs, solidarité et force 

Parler du peuple tchouktche conduit à reconnaître qu’il fut un temps d’assimilation forcée. Aujourd’hui, il faut nuancer le propos et admettre que la situation est beaucoup plus complexe ; beaucoup de russes sont venus en Tchoukotka et y sont restés, cohabitant avec les tchouktches d’origine, en parfaite harmonie.

L’un des milliardaires russes parmi les plus célèbres, M. Abramovitch, fut gouverneur de Tchoukotka ; sous son impulsion, ce sont des flux financiers énormes qui se dirigèrent vers ce district autonome, mais qui bénéficièrent à tous : centres culturels, matériels divers, constructions, … indifféremment, que l’on fut russe ou tchouktche, chacun pu bénéficier de cet apport ; l’anecdote se raconte à Anadyr : un ministre vient en ces terres reculées porter la parole gouvernementale, annoncer que le nécessaire serait fait pour que progressivement les élèves des écoles les plus importantes puissent bénéficier d’ordinateurs, qu’il faudrait partager bien sûr au début entre 4 ou 6 élèves …mais il fallait se tourner vers l’avenir … Et ce ministre fut interrompu par un participant à la conférence qui lui expliqua simplement que depuis des années en Tchoukotka, chaque élève bénéficiait d’un ordinateur dernier cri et s’en servait …
Loin des manœuvres politiciennes, loin des spéculations financières, les russes en Tchoukotka ont appris à aimer cette terre difficile et s’en sentent aujourd’hui partie intégrante au point de s’inscrire pleinement dans la culture locale ; avec obstination certains ont mis en avant leurs valeurs de solidarité et le patriotisme qui parfois frôle le nationalisme pour engager des programmes de toutes natures afin de valoriser la province et ses habitants.

L’idée d’un tourisme intelligent, soucieux d’écologie, permettant de découvrir une région inconnue est donc venue naturellement ; un réceptif spécialisé sur la Tchoukotka s’est créé avec l’ambition d’ouvrir le district aux voyageurs du monde entier et leur offrir la plus large palette possible de programmes : que l’on soit passionné par l’écologie, l’ethnologie, le sport, les aventures extrêmes, les croisières, la photographie, … c’est un large champ de possibilités qui s’ouvre aujourd’hui avec cette petite société, créée par un jeune chef d’entreprise russe : il a effectué son service militaire en Tchoukotka et décidé d’y rester ; il a regroupé autour de lui des compétences locales, tchouktche éleveur de chiens, russe, guide local… , pour proposer des voyages qui soient des moments forts en parfaite sécurité.

 

Wrangel : un univers hors du temps 

Wrangel est loin d’Anadyr, au-delà du Détroit de Béring, à l’écart des routes actuelles, même si elle fait partie du district autonome de Tchoukotka …. Demain, l’ouverture des nouveaux passages maritimes dans l’Océan Arctique, à cause du réchauffement climatique, sera l’ouverture d’une ère totalement différente pour l’île : certains s’en réjouissent, comptant les gains que ce raccourci offrira aux cargos entre Occident et Pacifique, d’autres devinent les malheurs qui s’échapperont de cette nouvelle boîte de Pandore avant de s’abattre sur Wrangel.

Pour l’instant, Wrangel se mérite : quelques jours de navigation seront nécessaires pour l’atteindre ; l’été venu, en pleine nuit polaire, c'est-à-dire dans un jour incertain, vous risquez fort d’être réveillé par un bruit sourd qui monte depuis le plus profond de la coque de votre navire polaire, en train de se frayer un chemin parmi les blocs de glace qui se détachent de la banquise et filent vers le sud ; cette débâcle annonce l’entrée dans le royaume des ours polaires et des morses.

Il faut aller dans le poste de pilotage du navire polaire à ce moment là : l’ambiance y est généralement familiale, mais à cet instant précis du passage des glaces, on devine la tension de l’équipage : l’enfant du capitaine ou du second qui était là est prié de rester sagement dans un coin ; le capitaine scrute, les yeux rivés aux jumelles, la meilleure route pour passer à travers les morceaux de glaces dérivant. A tour de rôle, chacun se succède à la barre pour éviter une trop grande tension et une accumulation de fatigue ; pas de plaisanteries, pas de rires, un grand professionnalisme fait d’observations, de connaissance de la mer, des cartes et des signaux radars ; en partageant ces moments avec un équipage très ouvert sur le monde, le voyageur aura l’impression de devenir lui-même, quelques jours, un marin au-delà du Détroit de Béring ; si l’on a la maîtrise de l’anglais ou mieux encore du russe, l’évocation de souvenirs ou de lieux mythiques dans la chaleur du poste de pilotage et face à l’immense Océan Arctique apporte des heures passionnantes.

L’île Wrangel est loin donc et le voyageur a aussi le temps de scruter l’horizon lointain ; il a surtout le temps de s’émerveiller de la course des groupes de baleines grises, de baleines franches ou de baleines à bosse tout autour du navire ; elles passent, indifférentes, majestueuses, avec un souffle régulier qui coupe d’émotion celui des observateurs même les plus  blasés. Les oiseaux se font plus nombreux au fur et à mesure que le bateau progresse vers le nord. Souvent ils s’installent dans le sillage du bateau, se laissant porter par le flux d’air que déplace le navire, immobiles à quelques mètres au dessus du pont ou du bastingage, comme en apesanteur, … le cliché parfait pour tout photographe animalier, les oiseaux prenant quasiment la pose dans le courant d’air du vent du nord !

Enfin Wrangel apparaît, sous les nuages arrêtés, soulignée de vols d’oiseaux traçants dans le ciel des lignes complexes ; Un premier aperçu de cette grande île de 150 km de long sur 125 de large par endroits est un moment d’émotion et pourtant rapidement certains se demanderont pourquoi avoir fait tant de chemin pour une île qui semble ne présenter que des paysages habituels, connus… Une première marche dans la toundra pourrait confirmer cette impression. D’autres photographieront les fleurs, jaunes, violettes, rouges, blanches, de toutes formes, de toutes natures qui parsèment la toundra, colorant les étendues de lichens ou les pierres des couleurs d’une vie endémique incroyable. D’autres enfin s’extasieront du spectacle d’arc en ciel découpant le brouillard matinal ; et puis viendra le temps de la magie : un large trou circulaire dans le gravier d’une colline ou d’une plage, là où un ours polaire s’est assoupi – mais non voyons, il est impossible qu’il y ait des ours en liberté ici, alors qu’on s’y promène apparemment sans risques … -  et puis ces empreintes, formidables, précises et puissantes, dans le sable d’une plage, témoignage du passage d’un ours quelques minutes avant vous … Et un grand frisson parcourt alors le dos du voyageur, conscient de sa fragilité.

Wrangel c’est aussi des falaises vertigineuses recouvertes d’oiseaux marins vivant là dans la plus grande promiscuité ; on les approche jusqu’à quasiment les toucher et les compter apparaît impossible. On est là, face aux sites de nidifications les plus septentrionaux de la planète et il n’y a pas moins d’une centaine d’espèces qui ont choisi ce lieu. D’ailleurs, il se dit qu’il n’y a aucune espèce qui ne pourrait se reproduire ici ; plus de 100.000 morses, le plus important regroupement de ces animaux, confirment la présence d’une biodiversité d’une richesse inouïe sur Wrangel.
Le soir venu, dans la chaleur relative du mois d’août, l’île diffuse une impression de sérénité totale : dans une lueur rouge qui teinte le ciel d’une couleur irréelle, on peut contempler l’Océan Arctique parfois lisse comme un miroir et suivre la course des oiseaux de mer rentrant à leur falaise ; un soir magique au-delà du Détroit de Béring !

 

 

 

 

 

Wrangel : une équipe scientifique exceptionnelle 

Aller jusqu’à l’île Wrangel, c’est découvrir le rôle de laboratoire scientifique de cette île du bout du monde et c’est aller dans un endroit oublié de tous, des Dieux comme des hommes, à l’exception d’un petit groupe de scientifiques ; c’est une rencontre exceptionnelle que le voyageur peut planifier, mais qui forcément le saisira et le bouleversera.
C’est un matin, forcément froid. On prend place dans le canot pneumatique qui se détache du bateau polaire dans la brume. L’air marin, l’eau salée projetée par le déplacement des canots, fouettent le visage jusqu’au moment où, vaguement surgies du brouillard, on devine la silhouette d’habitations en bordure de grève. Et l’on pénètre dans un autre monde, hallucinant.
Dans la boue et dans le brouillard, entourées de flaques d’eau, cernées par les méandres d’un vague ruisseau, une dizaine de maisons, non, de cahutes, délabrées, construites au siècle dernier, plusieurs réduites à l’état de carcasses dont certains éléments ont été cannibalisés pour en renforcer d’autres, protègent une dizaine de vies consacrées à la science. Le village, non le hameau, a abrité un corps d’armée ; il sert aujourd’hui à quelques scientifiques dont quelques initiés peuvent suivre les travaux sur le site www.
Tatiana n’a pas trente ans ; elle est mariée à un autre scientifique ; son visage aux pommettes hautes et aux yeux légèrement bridés trahit son origine de l’est de la Russie. Elle a connu l’hiver sur Wrangel, quand la nuit polaire plonge des heures durant sa cahute de bois dans le noir ; elle a connu le dégel, les vents glacials du nord et l’été, avec sa brume et ses fleurs. Elle vit là, dans un dénuement matériel incroyable que peu accepteraient : autour de sa cabane de bois dont une partie s’est effondrée dans le froid, des crânes, os blanchis par le temps et les vents, sont alignés : crânes de bœufs musqués, d’ours, et même un crâne humain, retrouvé sur la plage il y a des décennies, avant qu’elle débarque sur l’île. Sa journée est partagée entre tâches de la vie quotidienne, parce qu’il faut bien vivre ici, jour après jour, manger, dormir, et son travail : mesurer l’évolution de nombreux paramètres qui sont autant de signes de l’évolution de l’écologie environnante et transmettre ses résultats et ses conclusions à une autre équipe, qui travaille loin de Wrangel.
Tatiana est heureuse ; c’est sa vie : parcourir la toundra et noter ses observations, mesurer les restes d’animaux ; c’est sur Wrangel que vécurent les derniers mammouths : le dernier disparu ici, il y a environ 3.500 ans (il y a 10.000 ans ailleurs sur Terre ; pourquoi donc et comment, peut-on se demander) ; avant de s’éteindre, l’espèce avait tenté de s’adapter aux changements climatiques en diminuant sa taille. Les bœufs musqués suivraient ils le même processus ? Et tant pis si pour répondre à cette question il faut affronter une solitude inimaginable, se déplacer le couteau à la ceinture et avec un grand bâton de trois mètres de haut (l’ours polaire est le plus grand carnassier terrestre … mais il craint tout ce qui est plus grand que lui : ce grand bâton sert, en le frappant verticalement contre le sol, à faire fuir le géant blanc que Tatiana rencontre quasi quotidiennement à certaines périodes, quand la faim le pousse à aller près des habitations des humains…). Pas de shopping, pas de cinémas, pas de télévisions, pas de téléphones mobiles … Un dénuement que seuls peuvent accepter les passionnés.

 


Tatiana partage sa vie sur l’île avec une dizaine d’autres scientifiques : chacun a sa mission (spécialiste des ours, de la climatologie, de l’écologie, …), exercée consciencieusement, et dont le rythme est rompu par les débarquements de canots pneumatiques venus épisodiquement assurer un ravitaillement en boite de conserves, lait concentré, produits d’hygiène. Et par les rencontres, une fois par an, avec des voyageurs en quête d’absolu. Ces moments permettent de partager, par exemple le lever du brouillard sur la toundra en fin de matinée, découvrant peu à peu  l’étendue environnante, parsemée de détritus militaires, la réalité de ce quasi village fantôme, abandonné de tous sauf de ces scientifiques dans un environnement hostile de roman d’apocalypse.
On repart de cet endroit, après quelques heures, abandonnant sur la plage l’équipe scientifique d’un dernier signe de la main, parce que les chemins de vie emmènent chacun ; il est alors impossible de ne pas ressentir un pincement au cœur.

 

L’émotion d’une croisière polaire,  d’un raid motoneige, d’une descente à terre … 

Cette Russie extrême n’est pas avare d’émotions et il est difficile de les décrire toutes : passer le Cap Dezhnev avec des vents de 140 km au large d’une station météo et d’un petit cimetière abandonné qui rappelle combien il y a eu de souffrances ici, deviner Uelen, la ville la plus à l’Est de la plaque continentale euro-asiatique, coincée entre bande de sable et lagune, balayée par les vents qui rendent l’approche périlleuse, approcher des morses à quelques mètres, se surprendre à admirer leur grâce et leur souplesse dans l’eau alors qu’il semblaient si balourds avachis sur la banquise quelques instants auparavant, photographier un ours polaire plongeant sa gueule dans sa proie ou nageant entre deux morceaux de glace dérivants, sourire avec les danseurs tchouktches qui évoluent entre danse de guerre proche du haka des guerriers maoris et mouvements lents, romantiques, guider sa motoneige dans les décombres d’une station météorologique abandonnée qui sert de refuge à des groupes d’ours polaires, préparer un traîneau à rennes en imitant le lancer des lassos tchouktches, discuter en russe avec un ancien prisonnier du goulag qui les larmes aux yeux raconte la vie dans les camps, - sa vie - , poser les pieds sur la ligne de changement de date, deviner le froid intense du dehors depuis l’intérieur d’une yaranga … Il faut aller en Tchoukotka et sur l’île Wrangel, mais pas n’importe comment : avec respect et ouverture d’esprit .

Julia Snégur et André Zander
Agence NORD ESPACE

 

 

TROIS MAMMIFERES

 

 

Emblématiques de ces régions du Nord, voire du Grand Nord, nous avons choisi trois mammifères importants à des degrés divers. Ils sont décrits dans le livre de référence - « Mammifères » - qui nous suit toujours dans ces articles consacrés aux régions froides du Nord de la planète.

 

 

 

Le RENNE, Rangifer tarandus, si précieux pour les populations humaines tant au Nord de l'Europe qu'au Nord du Canada où on l'appelle le Caribou. C'est le seul cervidé qui porte des bois dans les deux sexes. Ces bois, très caractéristiques, sont dits "en bouquets". Les Rennes règnent sur la Taïga et la toundra où ils trouvent les rares végétaux et les nombreux lichens de leur nourriture. On connaît leurs migrations en troupeaux très importants; on les connaît surtout par le rôle qu'ils jouent dans la vie des peuplades de ces pays. Les Rennes offrent tout : peau et viande surtout, mais aussi leur forces en attelages. Adaptés aux climats rudes des des régions boréales, ces mammifères restent très présents dans les zones froides pourvu qu'elles possèdent des lichens, ils ne sont pas présents au sud.

 

Le MORSE, Odobenus rosmarus,  fréquente l'Océan Glacial Arctique.
Cet animal massif, peu élégant, ne montre ni oreilles ni queue. Sa peau épaisse ne présente pratiquement aucun poil; elle s'accompagne d'une graisse épaisse, utile dans ces pays très froids. Une fois adulte, il exhibe deux longues défenses très inquiétantes. L'océan est son domaine. Il reste actif pendant la nuit polaire, il suit le mouvement des glaces, en groupes migrateurs. Il peut plonger jusqu'à 50 m de profondeur pendant 10 minutes. Ses "moustaches", vibrisses utiles, repairent les mollusques et crustacés dont il se nourrit. Parfois, il mange un jeune phoque.

 

 

 

L'OURS POLAIRE, Ursus maritimus, qui s'éteindra avec la fonte des banquises.
Cet ours est connu du grand public, surtout des enfants, car on le trouve pratiquement dans tous les zoos. Cette sympathie ne doit pas faire oublier que ce mammifère blanc adapté à son milieu naturel - la banquise - est un redoutable prédateur carnassier. La femelle met bas en hiver, dans une sorte de terrier recouvert de neige. Cet ours vit solitaire à la recherche de sa nourriture principale : les phoques ; il est dangereux, les amateurs de randonnées extrêmes dans les zones arctiques, doivent s'en méfier. Le réchauffement de la planète reste son pire ennemi car ce changement climatique liquéfie les banquises. En perdant son biotope, l'ours blanc disparaît peu à peu du pôle... Photos, films et autres souvenirs resteront pour informer les humains de demain, afin qu’ils sachent qu'un ours magnifique existait dans le Grand Nord de la planète. Et que nous l’avons laissé rejoindre les dizaines de milliers d’espèces que nous détruisons sur Terre par notre développement inconsidéré.

 

Felicio Rodriguez
Président de l’AFITV

 

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